Episode 2 – La main de Massiges (dans ta tronche)

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a France est en guerre… toujours ! Finalement les prévisions de victoires finales et de défilés des troupes alliées dans Berlin avant Noël 1914 se sont révélées inexactes. Tant pis ce sera pour Noël 1915 !
En attendant, la communauté scientifique française montait courageusement à l’assaut bien loin du théâtre des opérations, certes mais les laboratoires et l’Académie des sciences étaient leurs tranchées.
Les nouvelles recherches de nos hommes de science, à l’importance capitale, débutèrent dès le lendemain de la déclaration de guerre et les découvertes furent stupéfiantes.
En moins d’un an de conflit, les scientifiques Français ont découvert, abasourdis, que la rude épreuve du fer et du feu, loin d’affecter le physique et le moral de nos soldats, les renforçait.
Ainsi le professeur André Gilles déclarera-t-il :
« La guerre constitue une merveilleuse épreuve régénératrice et hygiénique qui, la vie au grand air aidant, contribue à viriliser la bonne vieille race française. »
« Nos hommes ont perdu des tissus inutiles au profit de leurs muscles progressivement plus développés. »
« Tous les jours nous notons des exemples de soldats qui avant d’être appelés souffraient d’affections diverses empoisonnant leur existence et auxquelles aujourd’hui ils ne songent plus. Des dyspepsiques, jadis soumis à un régime rigoureux digèrent le « singe » avec une extrême facilité ; des anémiés privés de leur habituel fortifiant se portent à merveille ; les obèses retrouvent leur souplesse, et des gens malingres acquièrent des muscles et des couleurs. »
Le professeur Gustave Le Bon ira même jusqu’à s’exclamer du fond de son fauteuil :
« Vive la guerre ! Plus d’un soldat la regrettera. »
Le docteur Edgar Bérillon exposera à ses collègues le résultat de ses recherches sur « La bromidrose fétide de la race allemande ».
« Nos voisins d’outre-Rhin souffrent d’une maladie spécifique localisée à la région plantaire ou généralisée à toute l’étendue de la surface cutanée, et se traduisant par une forte pestilence.
La guerre provoque chez nos ennemis des excitations nerveuses proches d’une forme masculine d’hystérie. Ces excitations nerveuses engendrent un dérèglement des sécrétions hormonales au cours desquelles la bromidrose fétide est libérée et laisse flotter dans le sillage du sujet un fumet évoquant le rance ou le moisi.
Cette découverte majeure fait de l’Allemand, une créature plus proche des mustélidés, tel que le putois, que du genre humain. »
Le docteur Bérillon fut bien évidemment ovationné par ses confrères de l’Académie de médecine. Mais la guerre médico-psychiatrique ne s’arrêterait pas tant que la guerre tout court continuerait.
Ainsi en septembre 1915, la communauté scientifique française lança une puissante et brutale offensive psychiatrique visant à radier de l’Académie française de médecine les membres associés et les correspondants Allemands et Austro-Hongrois.
Grande victoire ! Par 51 voix contre 13, l’Académie des Sciences puis la société médico-psychologique par 34 voix contre 3, réussirent à purger leurs rangs des correspondants abhorrés. Nos hommes de science, loin du front, avaient bien mérité de la patrie. La république n’oubliera pas ces braves de l’arrière qui seront les premiers à être récompensés.

En ce même mois de septembre 1915, une autre offensive se préparait, notamment à la main de Massiges.
Très cher lecteur, je suppose que tu te demandes : « mais c’est qui donc ce Massiges ? »
Que tu es naïf, cher lecteur, et aussi un peu ballot. Car la main de Massiges n’est pas une personne mais un relief naturel. Laisse-moi, lecteur, parfaire tes connaissances en géographie, comme ça tu pourras frimer dans les bals musette et autres thés dansants auprès de moult damoiselles au minois mignon et à la cuisse légère.
Massiges est une commune française d’environ quatre-vingts habitants, située dans le département de la Marne (51).
Au nord du village se dresse le massif dit de la main de Massiges. Quel est donc ce géant qui posa sa main colossale au-dessus de la vallée de L’Aisne ? Savait-il ce géant, que son éléphantesque paluche serait âprement disputée durant la grande fête de la tripe à l’air de 14-18 ? Savait-il, ce Pantagruel inconnu, que le dos de sa pogne serait recouvert de vilains pézoules Prussiens tandis que la coloniale lui grattouillerait le bout des doigts ?
La main de Massiges est une véritable forteresse naturelle. Français et Allemands se la disputeront durant toute la durée de la guerre.
En 1915, le corps d’armée colonial de la 4ème armée française mène une lutte acharnée afin de grignoter quelques positions aux Allemands, notamment au Mont Têtu, point culminant de la main de Massiges.
Parmi nos combattants, il y avait des troupes coloniales venant d’Afrique mais aussi des Antilles. Quelques uns de nos marsouins et de nos coloniaux s’étaient avancés vers la puissante position fortifiée du Mont Têtu. Ils espéraient recueillir quelques renseignements sur les défenses ennemies mais l’état-major allemand utilisait des voyeurs professionnels comme guetteurs. Leurs yeux de vicelards patentés en faisaient des spécialistes de l’observation.
Malgré la discrétion naturelle de nos braves marsouins et coloniaux, ceux-ci furent rapidement repérés et aussitôt un déluge de balles et d’insultes plut sur eux.
« Dummkopf ! Bande de krosses andouilles ! »
« Tiens ! Les grosses tapettes du Mont Têtu ! »
« Ach, nein ! Hier, das ist Kanonenberg ! »

La préparation de la grande offensive de septembre 1915 amena à Massiges plusieurs troupes en renfort dont le 912ème régiment d’infanterie désormais commandé par le commandant Burnier. Il y avait aussi la célèbre et redoutable Compagnie Antillaise de Combat n°40, que l’on désignait plus généralement comme le CAC 40, ou encore la Compagnie Créole. Le capitaine-brigadier-major Eusèbe Sainte-Rose, secondé par le lieutenant-connétable de peloton divisionnaire Désiré Beausoleil, commandait la terrible force d’assaut antillaise.
Les duels d’artillerie commencèrent le 25 septembre.
Les marsouins, les forces spéciales antillaises et les biffins du 912, attendaient, à demi enterrés dans une tranchée mal creusée. L’heure de l’assaut approchait. Les soldats, croyants ou non, avaient tous un regard pour la statue de la Sainte Vierge qui trônait dans les tranchées et qui tendait les bras vers eux, comme pour leur faire un gros câlin et leur donner un petit signe d’encouragement… Elle est quand même sympa la maman à Jésus !
Le coup de sifflet. Libérateur de ce grand moment d’angoisse qu’est l’attente de l’assaut. Les hommes bondissent hors des tranchées et chargent vers les forteresses de la main de Massiges.
Plus loin, presque au ras du sol, une ouverture quasiment indétectable dans la roche permettait à un Allemand de voir de près la progression des Français.
« Ach ! Franz, voici les petits Franzosen. Attends qu’ils soient plus près pour les mitrailler. »
Le dénommé Franz avança le canon de sa mitrailleuse vers l’ouverture. Les deux misérables osaient rire et savouraient à l’avance l’ignoble crime qu’ils allaient commettre.
« Franz ! Feuer sur les petits Franzosen. »
Franz appuya sur la détente de sa mitrailleuse et… le canon explosa.

– Ach, so ! Was ist das ?
– Je crois que c’est un doigt coincé dans le canon, Franz.
– Mais pas n’importe quel doigt ! Fit une voix gouailleuse et enjouée. C’est le doigt du Caporal Justice.

Soudain les deux Allemands accrochés à la mitrailleuse furent soulevés hors de leur abri et propulsés en l’air vers les positions françaises.
Le Caporal Justice avait surgi de nulle part. Il retira ce qui restait de la mitrailleuse de son super doigt et accueillit les acclamations de ses camarades.
Chez l’ennemi, on observait à la jumelle ce qui se passait sur le champ de bataille. Un officier reconnut tout de suite le pire adversaire que l’injustice avait en ce bas monde.
« Ach ! Das ist der Kaporal Justice. Feuer ! »
De ligne en ligne, de tranchée en tranchée, de forteresse en forteresse, toute la main de Massiges résonna du même nom et du même ordre : « Kaporal Justice, Feuer ! »
Immédiatement un capitaine du 912 dénommé Huard rappela les copains pour qu’ils se mettent à l’abri dans leurs positions.
Le caporal Justice voyait les soldats Français refluer vers leurs tranchées sans comprendre ce qui se passait.

– Attendez les gars ! Je suis prêt pour dédicacer des photographies de moi…
– Mets-toi à l’abri, andouille ! Ils te prennent pour cible.
– Ah bon ? Qui ça ?

Soudain un grondement puis un sifflement inquiétant se fit entendre et l’endroit où se tenait le Caporal Justice fut alors pilonné par tous les canons allemands du secteur. De formidables explosions soulevant de gigantesques gerbes de terre et de pierres assombrirent le ciel. Un véritable déluge de fer et d’acier tombait avec précision sur seulement un minuscule mètre carré.
Après plus d’une demi-heure de bombardement, le feu cessa enfin.
Les Allemands se risquèrent à passer la tête au-dessus de leurs abris pour contempler le spectacle de la mort du super-héros. Ils riaient, faisaient des bras d’honneur aux Français, leur tiraient la langue et se moquaient d’eux.
Les Français se risquèrent à leur tour au-dessus des parapets, inquiets voire pour certains en larmes et inconsolables.
Oui, lecteur, nos braves poilus pleuraient le Caporal Justice parce qu’il avait beau être con comme une roue, c’était quand même un petit gars bien, courageux, drôle et aussi bigrement bien gaulé, bref, un exemple !
Quel poète aura donc suffisamment de talent pour écrire l’épitaphe d’un tel héros ? Quel sculpteur aura suffisamment de génie pour figer les nobles traits du Caporal dans le marbre italien ? Combien de femmes iront pleurer leur désespoir sur la tombe du héros qui n’aura pas eu le temps de combler d’amour et de désir toutes les vilaines petites friponnes de France et de Navarre ?…
Mais alors que l’humanité entière allait céder à l’accablement, l’incroyable se produisit. Une main surgit hors de terre puis le Caporal Justice s’extirpa du sol, l’uniforme en lambeaux et crachant de la terre mélangée à des éclats d’obus.
Les Français crièrent de joie et gratifièrent les Allemands de bras d’honneur, certains leur montraient même leur cul. (oui, j’ai dit « cul » !)
En face, l’insolence prussienne se tut et préféra ruminer en silence l’inutilité de sa barbarie.
Bien que doté de compétences surhumaines, le Caporal Justice alla s’effondrer dans les tranchées françaises en soulignant quand même le fait que : « Aïe ! Même pas mal ! »
Aussitôt le capitaine Huard, aidé du caporal clairon Désenfans, redressèrent le super-héros et lui administrèrent une antique mais efficace médication bien française : un coup de pinard dans le cornet.
Aussitôt le Caporal retrouva ses esprits.
On lui trouva un autre uniforme et se rendit ensuite auprès des deux Allemands dont il avait détruit la mitrailleuse.

– Alors ! On fait moins les malins, bande de gredins ?
– Ach ! pitié Kaporal Justice, on est désolé.
– M’en fous ! Vous paierez pour vos crimes abjects mais le plus tôt sera le mieux.

Le Caporal se saisit des deux Allemands et les lança vers l’arrière grâce à sa force prodigieuse. S’ils n’arriveraient pas plus vite pour autant dans un camp de prisonniers au Maroc, ils y seraient déjà en morceaux.
Le commandant Burnier et le capitaine Sainte-Rose, prévenus de la présence du prestigieux soldat, vinrent à la rencontre du Caporal.

– Salutations, p’tit gars ! Déclara le commandant du 912. Content de te voir parmi nous, on va avoir besoin de tes services.
– Affirmatif, rétorqua le farouche capitaine antillais, et plutôt deux fois qu’une !
– Mon commandant, mon capitaine, dites-moi tout.
– Aujourd’hui t’es arrivé à temps pour éviter au régiment et aux coloniaux de subir une hécatombe. Ce massif est truffé de défenses naturelles que les Allemands savent parfaitement exploiter. En temps normal, il faudrait beaucoup de temps, d’hommes et de matériels pour en venir à bout mais maintenant t‘es là.
– Mon commandant, je me porte volontaire pour aller faire une reconnaissance agressive dans les lignes ennemies.
– Une escouade de mes guerriers antillais t’accompagnera, Caporal Justice et mes servants de mitrailleuses vous couvriront. Répondit le capitaine Sainte-Rose.
– Le 912 ne sera pas en reste ! Le capitaine Huard te secondera avec quelques-uns de ses gars.

Le capitaine Joseph Huard était un petit bonhomme au regard lointain, à la mâchoire carrée et au coude alerte lorsque celui-ci était posé sur un zinc. Son verbe était rare mais laconique et parfois teinté de rude poésie antique. Bref ! C’était comme qui dirait « l’homme qu’a vu la bête ! »
Le capitaine désigna le caporal clairon Julien Désenfans. Celui-ci était le contraire de l’officier. Un grand dépendeur d’andouilles légèrement rondouillard et aux joues bien roses (en hiver, ça virait au rouge vif avec le nez en plus). Le caporal Désenfans, sauf lorsqu’il s’agissait de boire, ne cessait jamais de parler mais ses sujets de conversation étaient principalement de hauts questionnements philosophiques tels que : « Comment s’y sont pris les premiers cuistots pour découvrir la moutarde ou la mayonnaise ? », « Pourquoi ma crème de marrons a le goût de banane ? », « Ou est-ce que j’ai bien pu mettre ma cartouchière ? »
La plupart du temps, Joseph se contentait d’écouter son camarade parler mais parfois il ouvrait la bouche et apportait ses lumières à Julien.
« Z’ont fais des mélanges ! », « C’est pas du marron, c’est de la banane… Banane ! », « Dans ton cul ! »
Du côté antillais, l’escouade était commandé par le lieutenant Désiré Beausoleil. Véritable légende vivante de la Guadeloupe à la Guyane, il était le descendant d’une lignée de combattants et de soldats dont les glorieuses origines remontaient au siège de Savannah… mais il était aussi l’inventeur d’une redoutable et meurtrière machine de guerre : une sorte d’armature de cuir et de métal était disposé sur le torse d’un mitrailleur et de chaque côté de son équipement, deux mitrailleuses étaient montés sur un petit châssis. Dans le dos du mitrailleur se trouvait les réserves de cartouches reliés aux armes par les bandes de munitions. Le mitrailleur était à la fois mobile et autonome mais disposait en plus d’une puissance de feu terrifiante.

– Mais à quoi sert ce machin ?
– A mitrailler l’ennemi, bien sûr ! Il y a suffisamment de cartouches pour faire danser les Allemands, les faire zouker, comme on dit par chez nous… c’est une Zouk machine !

Le Caporal Justice serait bien secondé avec de tels loustics.
L’artillerie française opéra un tir de barrage qui permit à la poignée de braves d’atteindre une ligne de remblais qui les protégea des tirs de répliques allemands.
Le Guadeloupéen Félicien Joliroseau et le Guyanais Henri Bellemerveille, les porteurs de Zouk machines, entrèrent en action et ouvrirent un feu d’enfer sur l’ennemi afin de permettre à leurs compagnons de se faufiler dans des tranchées ennemies puis dans une succession de galeries souterraines qui les meneraient au cœur des positions allemandes.
La bataille aurait pu être épique si elle n’avait pas été aussi rapide. C’est un peu comme si un monsieur avait été flatté par Dame Nature et que le bon Dieu, par pure mesquinerie, comme ça, juste pour faire chier le monde, l’avait affublé de la particularité peu glorieuse des Oryctolagus cuniculus, autrement dit les lapins… aussi appelés Lapinus nicus rapidus… je vais quand même pas vous faire un dessin !
Bref ! Tout ça pour dire que grâce au Caporal Justice, la moitié des défenses allemandes avaient été neutralisées en l’espace d’une petite heure.
Mais la fatalité allait s’abattre sur ce succès offensif et annuler subitement les efforts de notre héros favori.
Alors que le Caporal, Désiré, Joseph, Julien et les soldats Antillais inspectaient de manière offensive la réserve de bouffe régimentaire de l’ennemi, un soldat Allemand bondit sur eux et les agressa lâchement.
Vous devez vous imaginer, lecteurs, que cet Allemand était une espèce de monstre de plus de deux mètres, large comme deux armoires normandes, aux yeux crachant des flammes, à la gueule garnit de redoutables crocs tranchants, bavant une salive corrosive et avec les oreilles en pointe.
En fait, le soldat Allemand en question ne faisait pas plus d’un mètre cinquante-quatre. Il était large comme une table de nuit Ikea, ses yeux ne crachaient rien du tout (réfléchissez ! ce sont des yeux !), il avait une hygiène dentaire plus que moyenne, puait de la tronche et avait les oreilles décollées.
Mais le rase-bitume d’Outre-Rhin avait de l’énergie à revendre. Les rudes soldats Antillais furent même attendris par l’apparition du gnome. Le Caporal Justice attrapa le nabot par le col et le souleva en souriant.

– Hi hi ! Ce qu’il est rigolo, le petit Boche.
– Ach ! Du bist Kriegsgefangenschaft, Kaporal Justice !
– Et c’est quoi ton nom, mon p’tit bonhomme ?
– Che suis le soldat Helmut Chukrut et vous êtes tous mes prisonniers…
– Ce qu’il est mignon ! On dirait un petit lutin grincheux.
– Che ne suis pas ein lutin, che suis un soldat de l’armé du Kaiser.
– J’ai une idée. Si on le trempait dans le tonneau de miel qu’on a trouvé et qu’on le roulait dans la panure ? Ça fera un gros cordon bleu avec un casque.

Julien n’était pas chaud pour une séance de torture. Il consulta Joseph puis Désiré du regard qui se contentèrent de dire, imperturbables :
« Ouais ! On va bien s’marrer ! »
Les soldats Français s’amusèrent à transformer le pauvre petit Helmut en spécialité culinaire parisienne. Julien et Désiré enduisirent le petit Allemand de miel, Joseph et deux autres Antillais le recouvrirent d’escalope de dinde et de veau et le Caporal, aidé par deux colosses de Martinique, s’occupèrent de le rouler dans de la panure.
On imagine mal le résultat mais les huit compères se sont tellement marrés qu’ils n’avaient même pas fait attention aux bruits de la contre-offensive ennemie… l’ennemi, en la personne d’Helmut Chukrut, avait réussi à distraire nos héros… incroyable mais vrai !
Une leçon à retenir et à laquelle n’avaient même pas songé Sun-Tzu, Végèce ou von Clausewitz : « Rigolade et légèreté sont ennemies de l’esprit tactique. »

– Ecoutez ! Fit Joseph. Les Pruscos nous balancent du plomb dans la gueule.
– Saperlipaupiette ! S’exclama le Caporal. Ils lancent un assaut contre nos positions.
– C’est marrant mais je savais qu’on n’aurait pas dû perdre notre temps à transformer l’autre con en croquette de poulet…

« En cordon bleu ! » S’exclamèrent en chœur tous les autres.

– Helmut est un cordon bleu, t’es nul en cuisine !
– A notre retour, on vous apprendra à faire des boulettes et du boudin.
– Suffit de causer chiffons, mesdemoiselles ! Fit Joseph. Faut retourner auprès des copains. Les autres tâches risquent de nous encercler et sauf ton respect, Caporal Justice, il n’y a pas encore d’arme secrète contre l’encerclement.

Les guerriers Français voulurent abandonner les galeries souterraines pour rejoindre leurs tranchées mais des soldats ennemis surgirent et les tinrent silencieusement en respect. Un rire sournois et sinistre se fit entendre.
Un officier Allemand apparut et se dirigea tranquillement vers eux.

– Gutentag, messieurs. Je me présente : hauptmann Hippolytus Krok. Qu’avons-nous là ? Le célèbre Kaporal Justice ! Nous essayons de te tuer depuis la bataille de l’Artois durant laquelle tu as osé humilier les soldats de l’Empereur mais il faut reconnaître que tu as la peau dure. Si nous ne pouvons te tuer, nous te ferons prisonnier. Nous t’enverrons en détention sur les bords de la Baltique où nous te forcerons à ramasser du caca de mouettes.
– Monstres !
– Mais nous ne sommes pas des monstres. La preuve en est que nous vous avons envahis et que ceux de vos compatriotes qui connaissent depuis notre joug, ont le bonheur de goûter aux bienfaits de la subtile Kultur Allemande : se bourrer de quiche à la bière et au schnaps, vomir entre copains, se raconter des blagues cochonnes et surtout rigoler. Chez nous, on appelle ça : das Rikolade… ach, un avant-goût du paradis !… qu’avons-nous là encore ? quelques uns de tes compagnons ?… dont des nègres Africains…
– Nous ne sommes pas Africains. S’exclama le capitaine Beausoleil.
– Bah voyons ! Il est noir comme un charbonnier mais il voudrait nous faire croire qu’il est Suédois ? Alors si tu n’es pas Africain, tu viens d’où, peau de boudin ?
– De Martinique.
– Martinique ?… mais c’est quoi cette contrée à la con ? Un bout de désert aride cuit et recuit par le soleil ? Une montagne de caillasses incultes où même la mauvaise herbe aurait du mal à pousser ?… Non ?… Alors qu’est-ce que c’est ? Raconte-moi ce qu’est ta Martinique, ça m’intéresse.

Désiré fit un pas vers Hippolytus et brandit, tel une épée flamboyante et irradiant le monde de mille feux… la Martinique.
Soudain Hippolytus Krok et ses hommes, captivés, furent comme propulsés dans un autre monde, bien loin des terres champenoises, sur une plage ensoleillée, tongs, chaussettes et chemises à fleurs.
Désiré et les soldats de la Compagnie Créole étaient là et dansaient et chantaient. De jolies Antillaises, en robes à froufrous et avec des fleurs dans les cheveux, dansaient à côté des Allemands et leur faisaient des bisous de bienvenue.

Bonjour, bonjour,
Je viens vous inviter.
Laissez tout tomber,
On va embarquer
Pour un pays
Qui va vous enchanter,
Vous embéguiner.
Laissez-vous tenter.

C’est une île perdue au milieu de l’océan,
Un jardin merveilleux, un spectacle permanent,
Comme dans les, {comme dans les}
Comme dans les, {comme dans les}
Comme dans les tableaux du Douanier Rousseau,
Y’a des super héros qui boivent du lait d’coco,
Comme dans les tableaux du Douanier Rousseau,
Y’a des Poilus rougeauds
Sans soucis sur le dos, oh oh, oh oh, oh oh…

La nuit tombée,
Si vous le voulez,
On ira canoter
Sous les palétuviers.
Aucun danger,
On peut se baigner :
Là-bas, les crocodiles
Sont bien intentionnés.

Au clair de la lune, dans la forêt endormie,
Des ombres félines se dessinent par magie
Comme dans les, {comme dans les}
Comme dans les, {comme dans les}
Comme dans les tableaux du Douanier Rousseau,
Y’a des soleils de feu cachés dans les roseaux,
Comme dans les tableaux du Douanier Rousseau,
Y’a des biffins amoureux
Qui jouent les Roméo, oh oh, oh oh, oh oh…

Tou, tou, tou, {Baoum}
Tou, tou, tou, {Baoum}
Tou, tou, tou, {Baoum}
C’est un vrai paradis !

C’est une île perdue au milieu de l’océan,
Un jardin merveilleux, un spectacle permanent,
Comme dans les, {comme dans les}
Comme dans les, {comme dans les}
Comme dans , {comme dans}, comme dans
Comme dans les tableaux du Douanier Rousseau,
Y’a des super héros qui boiv’nt du lait d’ coco,
Comme dans les tableaux du Douanier Rousseau,
Y’a des soldats rigolos qui s’la coul’ douce sur l’eau,
Comme dans les tableaux du Douanier Rousseau,
Y’a des soleils de feu cachés dans les roseaux,
Comme dans les tableaux du Douanier Rousseau,
La la la la la la la la la la la la la la…oh oh oh….
Vive le Douanier Rousseau !

Le retour dans les grottes de la main de Massiges fut brutal pour les Allemands. Ceux-ci auraient beaucoup de mal à s’en remettre. Le Caporal et ses compagnons d’aventures profitèrent du trouble d’Hippolytus et de ses hommes, pour se carapater fissa.
Parmi les soldats Allemands, certains éclatèrent en sanglots face à l’évidence.

– Ach, mein Gott ! Herr hauptmann, qu’est-ce que c’était, quelle était cette vision de bonheur ensoleillé ?
– J’ai toujours cru qu’il était impossible que de tels endroits puissent exister. Répondit Hippolytus. Je pensais que c’était le fruit de l’imagination de marins alcooliques ou d’écrivains syphilitiques… ainsi le paradis sur terre existe bel et bien… Et ce paradis sur terre est hélas… Français.

Le soldat Chukrut, toujours transformé en cordon bleu, avait assisté à l’horrible contre-attaque antillaise. La petite boule de haine sur pattes qu’il était, se revéla insensible au soleil martiniquais. Il quitta les souterrains en trottinant pour regagner la surface.
Il fit aussitôt un rapport détaillé à ses supérieurs. Ces derniers, voyant la mise de leur subordonné, oublièrent le triste sort d’Hyppolitus Krok et de ses hommes et éclatèrent de rire en prévenant immédiatement leur officier commandant.
Le colonel Isaac-Jacob Abiteboule von Blumenfeldstein de Saint-André de Benguigui était issu d’une vieille famille de junkers Kachoubes de Prusse-Poméranie extrême-orientale.

– Ach ! Was ist den los ? Demanda le colonel avec une attitude digne et guindée.
– C’est le soldat Helmut Chukrut, herr colonel. Il a été horriblement torturé par les Français.

Lorsqu’on lui montra le soldat Chukrut, le colonel en perdit son monocle et y gagna en humanité puisqu’il éclata de rire à son tour.

– Prenez la pose autour du soldat Chukrut, dit-il, on va prendre des photos, ça nous fera au moins un bon souvenir rigolo de cette maudite guerre.
– Ach, chouette ! Es ist wunderbar !

Les dignes et nobles soldats du Kaiser s’amusèrent comme des enfants à prendre la pose autour d’Helmut qui ruminait des onomatopées incompréhensibles : « Grrr ! Scrogneugneu ! Youpin ! Et reGrrr ! »

Le Caporal et ses compères, revinrent dans leurs tranchées au moment où celles-ci étaient écrasées par le feu ennemi.
Les soldats Français se mirent à l’abri pour éviter les lacérations mortelles des schrapnells. Le caporal clairon Désenfans fit une galipette digne d’une sylphe gymnaste et glissa dans le fond d’une tranchée. Le trapu capitaine Huard sauta et exécuta une roue latérale parfaite avant de se réceptionner sur ses pieds près de Julien.
Les Antillais avaient eux aussi suivis des cours de gymnastique et exécutèrent des figures aussi savantes que diverses, l’un d’eux se permit même quelques pas de capoeira… mais ce dernier était un gros frimeur, c’est bien les Guyanais, toujours à faire les intéressants !
Evidemment, le Caporal Justice ne put résister à l’irrépressible besoin de rivaliser avec ses petits camarades. Il sauta à pieds joints, fit un roulé-boulé latéral en diagonale suivi d’un saut de l’ange puis un saut périlleux arrière et un encore un saut de l’ange par derrière et enfin… il se vautra la gueule dans la tranchée comme une grosse merde !
Joseph et Désiré l’aidèrent à se relever et l’emmenèrent à l’abri.

– C’était bien essayé Caporal, mais nous, on a de l’entrainement. Souligna Joseph.
– C’était quand même joli et audacieux cet enchainement de figures ! Reprit un Guadeloupéen.

Les soldats qui accueillirent l’escouade de choc franco-antillaise dans la sécurité de leur abri, leur apprirent que les Allemands avaient rapidement repris les souterrains que le petit groupe avait réussi à prendre une heure plus tôt. L’ennemi avait contre-attaqué en lançant notamment contre eux de petites unités spécialement entrainées pour combattre le Caporal Justice : les Stoss Truppen Anti Kaporal Justice, commandées par un officier des services scientifiques de l’armée ennemie.

– Hippolytus Krok est un scientifique ?
– C’est même l’un des plus prometteurs d’après ce que l’on sait. Répondit Burnier. Vous l’avez rencontré ? Comment avez-vous fait pour vous en débarrasser ?
– Ce sont les potes Antillais qui s’en sont chargés.
– Affirmatif, reprit Désiré, et tout scientifique qu’il est, je peux vous garantir qu’on lui a fait la leçon en géographie.

Le capitaine Eusèbe Sainte-Rose salua le lieutenant Beausoleil et ses hommes. Le patron du CAC 40 pouvait être fier de ses gars.

– C’est quand même bizarre, la rapidité avec laquelle ces cochons ont pu reprendre le contrôle de leurs souterrains. Déclara le commandant Burnier. C’est à se demander comment ils ont pu faire, vous n’avez pas été retardés là-dedans ?
– Euh… ! Nan ! Répondit Joseph. On interrogeait un prisonnier de guerre…
– … dans le respect des conventions internationales. Souligna le lieutenant Beausoleil.
– Qu’est-ce qu’il vous a appris ?
– Qu’il aimait point les cordons bleus. Répondit Julien.
– Faut dire aussi que l’Allemagne est la patrie des socialistes, reprit Joseph, ces maudits cochons en savent long sur les interrogatoires et ne parlent pas facilement… Sont coriaces les bouffeurs de salades !

Le Caporal, le commandant Burnier et les combattants Antillais suivaient l’échange comme les spectateurs d’un match de tennis mais avec le regard de ceux à qui l’ont imposerait finalement une rencontre de curling.

– Qu’est-ce qu’ils veulent finalement les socialistes ? Appauvrir les riches ou enrichir les pauvres ? Reprit Julien.
– Nan ! Répondit Joseph. Veulent appauvrir tout le monde, ces cons là !… eux y compris mais sont trop bêtes pour s’en rendre compte.
– Dans le meilleur des cas, les pauvres qui sont habitués à la pauvreté, aideront les riches nouvellement pauvres à se familiariser avec la pauvreté. Comme ça, finit la lutte des classes !
– T’oublie que les riches se battront pour rester riches et que pour ça ils embaucheront des pauvres pour faire le travail.
– Si je comprends bien, les socialistes veulent aider les pauvres en appauvrissant les riches qui ne se laissent pas faire en embauchant des pauvres pour combattre, au nom des riches, les pauvres qui veulent devenir riches mais qui sont trop pauvres pour le devenir et qui sont embauchés par les riches pour taper sur des pauvres en attendant de devenir riches.

Les hommes qui assistaient à l’échange, soldats, gradés et super héros, furent un peu perturbés par les circonvolutions rhétoriques de Julien. Joseph le regarda en silence avec son regard lointain puis opina du chef.

– Ouah ! C’est ça.
– Mais alors, dans ces conditions la cohésion sociale est menacée. La division du travail n’est plus favorisée et la solidarité organique énoncée par Durkheim et qui caractérise la société moderne s’écroule. On pourrait même dire que son concept d’évolutionnisme unilinéaire est de la foutaise… Dans cette optique, on devra absolument se raccrocher à la philosophie politique aristotélicienne et platonicienne qui discute des conceptions et des divers modèles de constitutions afin d’élaborer La Cité qui pourrait éviter à notre monde moderne de sombrer dans l’anarchie après avoir sombré dans l’hubris… Parce qu’il est évident que la politikê epistêmê cherche à accéder au bien commun et ce bien commun c’est le bonheur des citoyens par la pratique de la vertu… je crois que j’ai vu ça dans l’Ethique à Nicomaque… ou bien dans un numéro de l’Intrépide ?
– Euh !… Ouah ! Fit Joseph un peu sous le choc… mais sans le montrer pour autant.
– Les socialistes mangent de la salade parce qu’ils sont pauvres ?… j’ai pas tout compris. S’exclama le Caporal.
– Et pour cette histoire de classes, reprit Désiré, ça concerne les petites ou les grandes sections ?… d’ailleurs, je ne vois très bien le rapport avec l’école.
– L’un d’entre vous pourrait-il m’expliquer de quoi vous venez de parler au juste ? Demanda le commandant Burnier.
– Pour résumer la pensée du caporal clairon Désenfans : avec le socialisme, tout le monde est perdant même les socialistes, d’où la célèbre maxime : « Un taureau ne peut pas être plus con qu’un socialiste, la nature n’a pas fait pousser de cornes sur la tête des hommes et pourtant les socialistes les arborent fièrement. » Ca aussi c’est du concept !
– Ce n’était pas mieux de le dire de cette manière ?
– Si mais ça fait plaisir au caporal clairon Désenfans et puis faut admettre que se serait dommage de ne pas en profiter pour s’instruire un peu.

Le commandant fut un peu désappointé par l’échange socio-philosophique et ne se souvenait même plus de la question qu’il avait posée au départ. Soudain quelque chose lui revint en tête.

– Crénom d’une chique ! La bonne Vierge, on a oublié de mettre à l’abri la statue de madame la bonne Vierge.
– Je sais que c’est quelque chose de sacré mais on ne va quand même pas risquer la peau d’un gars pour une statue que l’on pourra remplacer !
– Tu n’y es pas Caporal Justice, reprit le capitaine Sainte-Rose, tous les soldats qui montent à l’assaut, passent devant cette statue et même le pire des incroyants se place sous la protection de la bonne Vierge. Cette statue a une importance stratégique. La Vierge Marie soutient et protège les soldats par cette représentation d’elle. A sa manière, c’est aussi une combattante.
– Un peu comme Jeanne d’Arc ou Jeanne Hachette. Renchérit Julien. En fait c’est une Poilue elle aussi… pas d’un point de vue hormonal, évidemment !… tout le monde sait que le système pileux est influencé par la sécrétion de testostérone et ce serait un mensonge éhonté que de prétendre que Marie souffrait d’hypertrichose, même modérée… mais avec un sujet pareil, on s’éloigne totalement des travaux des Pères de l’Eglise sur le rôle principal, primordial même, de Marie au cœur même des écrits bibliques…
– Evite de discuter de ça avec un cureton, pourrait y avoir méprise. Souligna Joseph.
– Je vais aller chercher la Sainte Vierge et la mettre à l’abri, mon commandant. Fit le Caporal Justice.
– On te suit avec les frangins Antillais, mecton ! Fit Joseph.

L’héroïque et téméraire escouade sortit de l’abri pour aller sauver les saintes miches la statue de la Vierge, avec comme couverture, les soldats Joliroseau et Bellemerveille et leurs redoutables Zouk machines.
La statue n’avait pas bougé de sa place depuis le début des combats en septembre 14 et durant toute une année de guerre, elle resta debout parmi les soldats et les sifflements de balles.
Une fois seulement, un éclat d’obus détruisit son socle mais la statue elle-même n’avait pas une égratignure.
La maman de Jésus semblait dire aux balles et aux obus : « Pas touche manouche ! »
Le Caporal Justice se saisit de la statue et se rendit compte qu’elle pesait sacrément lourd.

– Saperlipompon ! S’écria-t-il. En quoi l’ont-ils faite ?
– C’est de la fonte. Répondit Julien. C’est le travail des fonderies Durenne, en 1854, dans la Haute-Marne.
– Décidément quelle culture ! Bon, il faut m’aider à l’enlever de ce qui reste de son socle.

Les soldats s’activèrent à casser les derniers débris du socle et le Caporal put enfin soulever et emporter la Vierge sur son épaule. Avec Julien et les Antillais, il retourna vers l’abri tandis que Joseph gratifiait les Allemands d’une magnifique quenelle militaire (dite aussi quenelle de 75, comme le canon) magistralement exécutée mais sans le fusil.
Les officiers Allemands prenant la mouche face à cette insupportable provocation ordonnèrent de pilonner la tranchée française.
En entendant les obus siffler, Joseph se dit qu’il était temps de mettre en veilleuse un certain panache gaulois et de se carapater vers un abri.
Malheureusement les explosions de plusieurs obus lui coupèrent la route et il se réfugia au fond d’une sape. Il se jeta à terre et croisa ses bras sur sa tête en attendant que l’orage passe.
Depuis un poste d’observation allemand, des officiers ordonnèrent la destruction des ouvrages de sièges adverses en faisant exploser les camouflets qui avaient été installés quelques jours plus tôt.
L’ordre arriva rapidement aux sapeurs Allemands qui exécutèrent la mise à feu des fameuses mines de sièges.
Une série de puissantes explosions souterraines détruisirent de nombreux abris souterrains et firent s’écrouler les tranchées de première et de deuxième ligne françaises.
La sape où se trouvait Joseph ne fut pas épargnée. Un camouflet avait été installé juste en dessous de l’endroit où il se trouvait. La mine explosa et fit s’effondrer la sape sur le capitaine. Aussitôt après un coup de crapouillot le déterra et l’envoya volé à plus de dix mètres de haut.
Alors que son corps allait retomber lourdement vers le sol, le souffle d’une nouvelle explosion le maintint en l’air, puis celui d’une troisième, d’une quatrième et enfin Joseph alla défoncer le plafond d’une cagna qui s’effondra et enterra le soldat et ce qui restait de l’abri sous une importante couche de terre.

Lorsqu’il se réveilla le lendemain dans un poste de secours, Joseph eut une vision de cauchemar.

– Je prendrais bien un pine de counard. Réclama-t-il à l’infirmier.

Le capitaine Val dont la face ingrate scrutait le blessé à dix centimètres à peine de son propre visage, se redressa brusquement et se plaignit aussitôt au commandant Burnier, effaré lui aussi par une telle demande.

– Bravo, mon commandant ! Eructa le capitaine Val. Vous avez des officiers d’une remarquable moralité… me faire des avances de sodomites et en me traitant de connard, en plus ! Je vous garantis que mon rapport va être carabiné.

L’officier des cohortes républicaines quitta le poste de secours. Le commandant Burnier interrogea du regard le médecin du poste. Celui-ci examina rapidement Joseph et donna un début d’explication.

– Rassurez-vous, mon commandant, votre subalterne n’est pas plus sodomite que je ne suis grand rabbin. La forte commotion qu’il a subit a provoqué un traumatisme crânien circonscrit dans l’aire de Broca, situé dans le cortex cérébral au niveau de la partie inférieure de la troisième circonvolution frontale de l’hémisphère dominant. Cette zone du cerveau gère les fonctions liées au langage. Le capitaine est confronté à des défauts de langage qui lui font inverser les syllabes des mots qu’il emploie. La chose est compulsive et le patient est pleinement conscient de ce qui lui arrive mais peine à contrôler les fantaisies de langage dont il est victime.
– Et si on me pose la question… ?
– Vot’ gus s’est prit une mornifle pile poil dans la zone du cigare responsable du traitement de la jactance.

Ce que nous appelerons plus tard le syndrome de « la main de Massiges » serait à l’origine de la contrepèterie. A vous, chers lecteurs, de vous faire une idée avec ces quelques citations :
« Le motion de la centryl de Tchernobale a sauté. Bonjour les radiateurs ! »
« Ma grand-mère, en bonne Bretonne, était molle de la fesse. »
« J’adore citadeaux ! C’est entouré de vignes et de Bordelles ! »
Le commandant Burnier comprenait le problème. Son subalterne n’était certes pas en danger de mort mais ses relations sociales allaient en prendre un coup, déjà que Joseph n’était pas un mondain, avec cette manie de contrepéter par inadvertance et n’importe où, il risquait carrément de virer ermite.

– On guérit de ce genre de choses ? Reprit le commandant.

Le médecin haussa les épaules.

– Difficile à dire mais cela fera toujours de la matière pour écrire un roman.

L’infirmier s’éloigna. Le commandant s’assit au chevet du capitaine.

– Qu’est-ce qu’il fiche là, ce garde républicain ?
– Le capitaine Emmanuel Val est à la recherche du Caporal Justice. Répondit le commandant Burnier. Il a ordre de l’arrêter pour haute trahison.
– Haute trahinettes ? C’est quoi ces sorson ?… Et la statue de la Vierge ?
– Pas d’inquiétudes ! Le Caporal, Julien et les hommes de la Compagnie Créole, l’ont installé dans le cimetière militaire provisoire, un peu plus loin… Quant au Caporal, il est obligé de se cacher parmi la troupe.

Tu t’en doutes, lecteur, le Caporal Justice s’était judicieusement caché dans un endroit où le capitaine Val et ses gardes n’iraient jamais poser les pieds : en première ligne… juste à côté de la cantine.
Les cohortes républicaines n’étaient pas des unités de combats. La répression contre le peuple était leur raison de vivre. Assassiner des paysans et des ouvriers, s’attaquer à des femmes et des enfants, profaner des églises, étaient les uniques gagne-pain de ces parasites institutionels. Jamais ils n’auraient l’idée d’aller au feu, au contact du danger pour la défense de la patrie que, d’ailleurs, ils méprisaient ouvertement.
Toutefois, les gardes des cohortes possédaient une sensibilité à fleur de peau. Arrogants, suffisants, agressifs et méprisants lorsqu’ils écrasaient la tronche de civils innocents avec le paravent de la loi, ils jouaient outrageusement aux vierges effarouchées lorsqu’ils prenaient le retour de bâton en pleine gueule, ne serait-ce que verbalement.
Durant la guerre, l’une de leur mission sera de surveiller, depuis l’arrière des lignes, qu’aucun soldat ne déserte les champs de bataille. Ceux de nos Poilus qui auront eu un instant de faiblesse durant ces quatre années de boucherie industrielle, seront repris par les gardes des cohortes et certains seront fusillés… mais s’opposer concrètement à plusieurs unités de combats, réfugiés dans leurs tranchées, armés jusqu’aux dents et prêtes à en découdre, il en était hors de question. Trop dangereux !
D’un côté, les Allemands et de l’autre, les cohortes républicaines du capitaine Val. Les soldats étaient bloqués dans la tranchée. Le Caporal Justice aurait pu sortir pour rosser les gardes mais il craignait que les Allemands puissent profiter d’une quelconque manière de la situation. Sa force surhumaine était inutile et de plus les gardes des cohortes avaient reçu l’ordre d’abattre à distance le moindre soldat qui commettrait l’erreur de sortir de la première ligne. Le Caporal ne pouvait pas se permettre de risquer la vie des copains qui le protégeaient.
Oui, tu as bien compris lecteur ! La république ordonnait que l’on tire dans le dos de ses propres soldats, défenseurs de la patrie.
Heureusement la biffe et la colo tenaient compagnie au Caporal et Julien lui faisait la conversation à propos d’un vague drapeau enterré et perdu.
Le cantinier lui apporta même des tartines de miel.

– Il est drôlement croquignolet ton miel ! S’exclama le Caporal.
– Merci, répondit flatté le cantinier, j’ai installé une ruche dans un poste d’observation abandonné. Comme ça mes petites abeilles fournissent le petit-déj’ aux copains.

Depuis l’une des forteresses du massif, le soldat Chukrut observait à la jumelle le manège des lignes françaises assiégées par les cohortes républicaines.
Une forfaiture diabolique naquit dans le citron du cordon bleu sur pattes Allemand.

– Ach ! Comme ça les cohortes républicaines veulent t’arrêter, Kaporal Justice ! Je crois que je tiens ma vengeance… hin, hin, hin !

Pendant ce temps, les gardes attendaient une occasion de se saisir du super fugitif. Le capitaine Val passait le temps en urinant sans vergogne sur les tombes de nos Poilus tandis que les autres gardes surveillaient à la jumelle les premières lignes françaises.
Soudain l’un des gardes aperçut quelque chose.

– Mon capitaine, s’écria-t-il, venez voir ! On dirait qu’un Allemand essaie de communiquer avec nous.

Le capitaine Val se saisit d’une paire de jumelles et les braqua vers la main de Massiges. Il vit un petit Allemand en train d’agiter deux petits drapeaux au-dessus de sa tête.

– Effectivement, cet Allemand communique par sémaphore. Fit Emmanuel. Vite, de quoi écrire que je note ce qu’il essaie de nous dire.

Le capitaine recopia le message, signe après signe et put enfin lire :
« Ach ! Gardes des cohortes, ich bin Helmut Chukrut. Si vous voulez vous saisir du Kaporal Justice, nous pouvons bombarder les premières lignes où il se cache. Ainsi, lorsqu’il en sortira, vous pourrez vous saisir de lui et fusiller ce gros con.
Dès que votre dispositif d’interception sera prêt, vous n’aurez qu’à nous donner le signal du bombardement. Celui-ci pourrait être un tir de revolver de votre part sur la statue de la Sainte Vierge qu’il a installé dans le cimetière provisoire et que ces cons de soldats Français apprécient tant… Mouahahahahahah !!! »
Le capitaine Val répondit favorablement à Helmut et les deux misérables se mirent d’accord à coup de sémaphores.

Dans les premières lignes, marsouins et biffins apportaient d’étranges nouvelles. Les gardes s’organisaient. Tout le monde pensait qu’ils allaient lancer un assaut sur la première ligne.
Le capitaine Val apparut. Il marchait ou plutôt piétinait les tombes des copains tombés quelques jours plus tôt. Il s’arrêta près de la statue de la Sainte Vierge, sortit son revolver et pointa le canon vers l’effigie religieuse.
« Mais il fait quoi, ce con ? » S’exclama Julien Désenfans pour qui perdre un drapeau était une catastrophe alors s’en prendre à une représentation de la Sainte Vierge !
Le capitaine Val donna le signal convenu. Une balle de calibre 8mm se ficha dans la poitrine de la statue.
Aussitôt les canons allemands tonnèrent et plusieurs obus s’abattirent dans la tranchée de première ligne. Les soldats se réfugièrent dans les cagnas et s’équipèrent de tout l’armement disponible. Les Zouk machines étaient prêtes à servir. Les soldats étaient remontés comme des pendules à coucou, parés à botter le cul flasque de l’ennemi.

– Taïaut contre les cohortes ! Haranguèrent les patrons du CAC 40. Nous sommes des toutous bastonneurs !
– Des toutous bastonneurs ? S’étonna le Caporal.
– C’est du créole, ça veut dire chiens de guerre. Expliqua le commandant Burnier.

Ils étaient prêts à en découdre définitivement avec les cohortes républicaines au risque du peloton d’exécution.
Soudain un obus allemand tomba sur un poste d’observation à l’abandon et le pulvérisa. Il s’agissait de celui où le cantinier avait installé sa ruche et ses petites abeilles.
C’est alors que le miracle s’accomplit.
Alors que fantassins et coloniaux s’apprêtaient à surgir des tranchées pour affronter les cohortes, les abeilles du cantinier, furieuses de la destruction de leur ruche, fondirent sur les gardes et leur piquèrent hardiment le cuir.
Le seul qui n’avait pas encore été attaqué, était le capitaine Val. Tétanisé par la réaction des insectes, celui-ci se cacha derrière la statue de la Vierge mais les abeilles en colère qui cherchaient encore une paire de fesses à gratifier de leurs dards l’aperçurent et l’attaquèrent aussitôt.

Les gardes furent emmenés au poste de secours où l’on commença à les traiter contre le venin des abeilles. En général aucun d’eux n’avait subi plus d’une vingtaine de piqures mais les redoutables petites bêtes s’étaient particulièrement acharnées sur Emmanuel Val.
Son visage et ses mains étaient particulièrement boursouflés. Sa tête ressemblait à une grosse courge galeuse. Il tentait bien de s’exprimer mais personne ne comprit ses borborygmes postillonnants de bave.
Le commandant Burnier vint trouver le Caporal Justice.

– P’tit gars ! Dit-il. Avant que ces pandores du dimanche ne soient opérationnels, il faudra du temps mais je te conseille de quitter cette zone avant que ces cons de l’Etat-major n’envoient quelqu’un d’autre pour essayer de t’arrêter.
– Mais et la main de Massiges ? Répliqua le Caporal. Je dois vous aider à la reprendre aux Allemands.
– T’inquiètes paupiette ! C’est vrai qu’avec toi à nos côtés, on a des chances d’écourter les combats dans ce secteur mais le plus important est que tu restes libre car tu es devenu le symbole vivant de la fierté et de l’honneur de l’armée française. Va, noble Caporal ! Vole vers de nouvelles aventures et n’oublie jamais que la liberté, faut la gagner !

Emu par un si beau discours, le Caporal prit son paquetage et salua les copains de la biffe et de la colo. Il fit un gros câlin aux potes Antillais puis fit ses adieux à Julien et à Joseph.
« Après la guerre, dranon qu’on se prenne tous un cafau entre Gonnins de biffesse. » Déclara Joseph.
Conséquences surprenantes de ce fichu coup sur le cigare !

Les abeilles du cantinier prirent cantonnement dans la statue de la Vierge par l’intermédiaire du trou d’impact de la balle tirée par le capitaine Val. Leur nouvelle maison rendit les insectes bourdonnants, joyeux et dansants. Cela inspira la rude et bucolique poésie antillaise.
Tandis que le Caporal Justice s’éloignait vers le soleil couchant, les coloniaux et les biffins du 912 entonnèrent en son honneur un chant d’adieu, une antique et traditionnelle ballade antillaise de voyageur nostalgique et solitaire :

Ça fait rir’ les oiseaux.
Ça fait chanter les abeilles.
Ça chasse les nuages
Et fait briller le soleil.
Ça fait rir’ les oiseaux
Et danser les écureuils.
Et même les Allemands
Font bouger leur popotin.
Ça fait rir’ les oiseaux,
Oh, oh, oh, rir’ les oiseaux
Ça fait rir’ les oiseaux,
Oh, oh, oh, rir’ les oiseaux.

Une chanson d’amour,
C’est comme un looping en avion :
Ça fait battre le cœur
Des filles et des garçons.
Une chanson d’amour,
C’est l’oxygèn’ dans la maison.
Tes pieds n’touch’nt plus par terre.
T’es en lévitation.

Si y a d’ la pluie dans ta vie,
Le soir te fait peur.
La musique est là pour ça.
Y a toujours une mélodie
Pour des jours meilleurs.
Allez, tape dans tes mains :
Ça porte bonheur.
C’est magique, un refrain
Qu’on reprend tous en chœur.

Ça fait rir’ les oiseaux.
Ça fait chanter les abeilles.
Ça chasse les nuages
Et fait briller le soleil.
Ça fait rir’ les oiseaux
Et danser les écureuils.
Ça rajoute de la joie
Dans l’cœur d’Hippolytus Krok.
Ça fait rir’ les oiseaux,
Oh, oh, oh, rir’ les oiseaux.

T’es revenu chez toi
La tête pleine de souvenirs :
Des soirs au clair de lune,
Des moments de plaisir.
T’es revenu chez toi
Et tu veux déjà repartir
Pour trouver l’aventure
Qui n’arrête pas de finir.

Si y a du gris dans ta nuit,
Des larmes dans ton cœur.
La musique est là pour ça.
Y a toujours une mélodie
Pour des jours meilleurs.
Allez, tape dans tes mains :
Ça porte bonheur.
C’est magique, un refrain
Qu’on reprend tous en chœur

Ça fait rir’ les oiseaux.
Ça fait chanter les abeilles.
Ça chasse les nuages
Et fait briller le soleil.
Ça fait rir’ les oiseaux
Et danser les écureuils.
Ça rajoute des couleurs
Aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Ça fait rir’ les oiseaux,
Oh, oh, oh, rir’ les oiseaux

Ça fait rir’ François-Joseph.
Ça fait chanter les Viennois.
Ça chasse les zeppelins
Et fait briller le soleil.
Ça fait rir’ le Kaiser
Et danser les Berlinois.
Ça rajoute des couleurs
Aux uniform’ vert-de-gris.
Ça fait rir’ les oiseaux,
Oh, oh, oh, rir’ les oiseaux

Sur les hauteurs de la forteresse naturelle de la main de Massiges, Hyppolytus Krok avait vu et entendu l’adieu des combattants Français au Caporal Justice.
Le scientifique et officier Allemand écrasa une petite larme d’émotion. Un de ses soldats s’approcha de lui et s’inquiéta pour son supérieur.

– Ca va, herr hauptmann ?
– Ja. Ils ont dis mon nom dans leur chanson… j’ai envie de ballades sur les plages de Martinique… en chaussettes et en tongs.
– On se bourrerait de quiches à la bière et au rhum…
– Et au petit matin, avec tous les copains, on vomirait sur la plage…

C’est beau les rêves des hommes simples !

Depuis la meurtrière d’un poste de tir, non loin d’Hippolytus, un autre Allemand regardait s’éloigner le Caporal. Helmut Chukrut n’avait pas été chamboulé par la chanson des Antillais.
Pour qu’un individu comme Helmut Chukrut soit chaviré, il faudrait qu’ils se trouva dans un bateau, lui-même prit dans une tempête homérique et qu’une bonne grosse lame de fond renverse le tout.
Le petit Prussien descendit de son escabeau et dans ses yeux apparut une étrange et inquiétante lueur. La lueur du mal absolu, toute la sombre noirceur de l’obscurité funeste et ténébreuse de la nuit noire.
« Ach ! Nous nous retrouverons un jour, Kaporal Justice. Et ce jour-là, je te ferais payer l’humiliation que tu m’as fait subir. Peu importe le temps et la guerre, peu importe les hommes et les nations. Ma vengeance sera inexorable et impitoyable. Je mobiliserai tout mon génie diabolique dans cet unique but… Mouahahahahahah ! »

 

FIN

Ne manquez pas le prochain épisode des incroyables et inimaginables aventures du Caporal Justice :

L’étoile de la mort

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